l'oeil en feu

Avis sur L’œil en feu, de Mircea Cartarescu

Chaque livre de Mircea Cartarescu est un événement marquant dans le paysage littéraire roumain et, par le truchement des traductions, dans le paysage littéraire international. Reconnaissons au passage le grand mérite dont font preuve les traducteurs – en l’occurrence, pour la présente version française, Alain Paruit – de restituer des textes à la poésie d’une richesse aussi baroque, au lexique d’une densité et d’une étendue aussi hallucinantes que ceux d’un auteur qui, en tout état de cause, trace un chemin hors normes dans l’écriture contemporaine.

Né en 1956 à Bucarest, Mircea Cartarescu, universitaire, théoricien du « textualisme » postmoderne, a publié des poèmes, des romans, des nouvelles. Avant L’œil en feu, trois romans ont paru en traduction française : Le rêve (Climats, 1992), Lulu (Austral, 1995) et Orbitor (Denoël, 1999). L’atmosphère de L’œil en feu, que le titre roumain (Orbitor II) présente comme une suite ou une extension du précédent, ne déroge pas à celle des autres livres, tout en débouchant sur une réflexion d’ordre littéraire, dans une sorte de mise en abîme autoréférentielle de l’écriture.

Résumé de L’œil en feu, de Mircea Cartarescu

Après un épisode concernant la famille Badislav et le capitaine des pompiers Vasili, à la fin du XIXe siècle, c’est la Roumanie du petit Mircea, dans les années 1950-1960, qui est décrite sur le mode apparent du souvenir réaliste, avec ses dysfonctionnements, ses pressions politiques, ses peurs, ses misères… Puis ce sont le rêve et le fantasme qui l’emportent, dans un voyage spatial et temporel paraissant vouloir remédier à la pétrification de toute évocation à caractère figé : « Les personnages des photos sont raides, pétrifiés, parce que leur esprit n’est pas assez complexe pour les faire vivre. En effet, deux dimensions leur manquent : la profondeur et le temps. Celles-ci pourraient exister (et elles existent) à proximité, mais ils ne peuvent pas les percevoir, car chaque univers interprète selon ses propres données ce qui provient de l’extérieur ».

Evidemment, un résumé ne peut rendre compte du foisonnement de l’ensemble. Le réalisme se mue en onirisme, dans un monde où les papillons de toutes tailles, omniprésents et obsédants, peuplent la ville et les maisons, où les tapis confectionnées par la main maternelle deviennent des univers dont l’exploration réserve sans cesse de nouvelles surprises, où les ascenseurs recèlent des visions kaléidoscopiques, où les vaisseaux fantômes surgissent des profondeurs glacées, où le rêve devient facilement cauchemar, individuel ou collectif.


Dans la déconstruction-reconstruction des mécanismes de l’univers, de la société, des objets, du corps, de l’esprit, examinés au microscope ou au télescope, l’histoire et les souvenirs jouent un rôle à la fois nécessaire et mystérieux : « Je ne comprends pas comment je commande à ma mémoire, je ne comprends pas ce que je fais lorsque je lui prescris de chercher au plus loin dans le passé » ; l’histoire collective, celle des légendes lointaines et celle de l’actualité la plus immédiate (d’Hermès à Bill Gates et de la sociologie d’Internet) côtoie toujours l’histoire subjective, celle des relations intimes avec les autres (la mère en particulier), celle des obsessions personnelles, celle qui relèverait de la psychanalyse si l’on n’avait affaire, par delà la narration, à de la poésie – d’une transcendance irréductible à l’analyse.

Poésie de l’homme, poésie qui met en jeu la vie-écriture : « J’écrirais mon livre sans fin, mon livre illisible, fou, dont les boucles d’encre seraient connectées directement sur mes veines et mes canaux lymphatiques, et dont les pages seraient ma peau et mon tissu cérébral » ; pas seulement la vie-écriture : la vie-lecture, celle du récepteur plongé dans un monde qui lui échappe, ou aux rives duquel il n’a pas encore abordé : « Mais en ce moment, pendant que j’écris ces lignes, tu ne te doutes pas encore que cela doit t’arriver, car la section de ton corps au livre entre les mains n’est pas encore entrée dans le monde. Tu n’es pas encore allée à la librairie (la librairie où tu iras existe-t-elle déjà ?) et tu n’as pas encore arrêté ton regard – sur ce point, du moins, on est assuré que tu le feras, puisque tu es en train de lire ces lignes – sur la couverture de ce livre, à supposer que ce manuscrit devienne un jour un livre et qu’il y ait donc une couverture. A son tour, ce livre n’est pas encore entré totalement dans le monde ». Aveuglé par les visions fantasmatiques auquel il ne sera jamais totalement habitué, notre « œil en feu » n’aura jamais fini de sonder les mystères ténébreux d’une écriture flamboyante.

L’œil en feu, de Mircea Cartarescu

traduit du roumain par Alain Paruit
Denoël & d’ailleurs, 2005

3 janvier 2022 livre